12 septembre 1967 – La Planche

12 septembre 1967, en fin d‘après-midi – Une voiture sombre traverse La Planche, lieu-dit aux portes d’Ambert, véritable zone industrielle est de la ville. Elle passe devant la cheminée de briques rouges de l’usine de médailles et de coupes qui a embauché deux réfugiés juifs d’Europe de l’est après la seconde guerre mondiale, et s’arrête doucement, au croisement de la route de St Etienne et de la rue qui deviendra plus tard celle des Frères Angeli. Ces frères-là, ils étaient artistes. Le premier, poète, est décédé en 1917 sur les champs de bataille du nord de la France. Le second, en 1967 il est encore en vie et continue de produire des estampes et des xylogravures. On lui doit, entre autres, la décoration de la salle du conseil de la ville de Clermont-Fd, qu’il a achevée en 1937.

Photo : 1967, vieux moulin à papier de Bas, Ambert

Au croisement de la route de Lyon et de cette rue, il y a deux chalets de bois qu’on peut encore y trouver cinquante-six ans plus tard, et donc une voiture qui vient de s’y arrêter. Un premier homme en descend et il lance joyeux : « Venez donc. Ma maman vous a préparé un dîner pour marquer votre arrivée. » Un second descend à son tour en répondant : « Allons y. » Tout de suite, on devine qu’il n’est pas d’ici. Il a un accent lourd qu’un an et demi à travailler sur les chantiers du Livradois-Forez n’ont pas encore gommé. Cet accent, il ne le perdra jamais tout à fait. Il commence à avancer vers la porte d’entrée mais se retourne et voit que les autres occupants de la voiture ne descendent pas.

Il gonfle et les muscles et la voix mais les trois enfants et la femme qui occupent l’arrière de l’habitacle ne descendent pas. On entend sortir de la maison « Jean-Pierre, qu’est-ce qui se passe ? » et immédiatement le premier homme, Jean-Pierre donc, réapparait et s’inquiète de la raison pour laquelle la femme et les enfants ne descendent pas. Puis un homme plus âgé apparaît, il ressemble à Jean-Pierre, ou plutôt Jean-Pierre lui ressemble, et il pose les mêmes questions que son fils. Il tente de rassurer : « Mais venez enfin. Vous allez voir, ma femme cuisine très bien ! Et c’est pour vous ! Vous savez nous sommes ravis de vous accueillir. Enfin… ne faites pas cette tête… »

A l’intérieur de l’habitacle, rien ne bouge. La femme ne lève toujours pas la tête. Rien ne bouge, si ce n’est le rouge qui, c’est indéniable lui monte aux joues. L’homme aux bras aussi épais que l’accent commence à s’énerver et demande ce dont on a l’air, comme ça, au milieu de la rue. La femme baisse encore la tête, l’enfonce toujours plus dans ses épaules alors que personne n’eut pu croire que c’était encore possible.

Finalement, une femme sort de la maison et, avec tendresse, regarde à l’intérieur de la voiture. Elle se retourne vers les trois hommes tendus et, le regarde sévère, leur lance : « Ça ne va pas non ? de brusquer comme ça cette petite ? Et si elle n’avait pas faim ? Et s’il y avait mieux à faire que vous écouter échanger des bêtises à table ? Vous ne pensez pas qu’elle préférerait prendre un bain ? Aaaahhhh, vous ne comprenez rien aux femmes vous ! Qu’est-ce que je vais faire de toi Jean-Pierre ? Si tu es comme ça, je vais avoir du mal à te marier… »

Sur la banquette arrière, la jeune femme pleure et enserre ses trois enfants. Elle n’a rien compris à l’échange qui vient d’avoir lieu, mais a parfaitement saisi qu’on vient de prendre sa défense et de comprendre qu’elle ne pouvait pas faire bonne figure. Depuis trois jours, elle n’a pas pu se laver, elle n’a pas bu à sa soif et à dû trouver des astuces pour nourrir ses trois enfants dans les trains qui l’ont arrachée à sa Macédoine natale pour la conduire là, à Ambert, où son mari a été appelé par une entreprise de maçonnerie, où il lui a ordonné de le rejoindre, et où elle ne voulait pas venir. Depuis trois jours, elle pleure parce qu’elle pense qu’elle ne verra plus sa famille.

En passant le dernier col, elle a vu ce qu’elle a identifié comme « de la neige bizarre ». Elle ne sait pas ce que c’est, mais elle pense que la France ce n’est pas ça. « Ambert ce n’est pas la France » pense-t-elle. « La France, c’est propre et couvert de châteaux. » Elle imagine que jamais elle ne remangera le Paprikash que sa maman prépare mieux qu’elle. Elle imagine qu’elle est arrachée et ne trouvera plus à s’établir. Pour l’instant, elle a tout ça en tête. L’aube qui se lève sur Lyon où Jean-Pierre et son mari l’ont récupérée à la gare, le col des Pradeaux dont elle ne connait pas encore le nom et sa « neige bizarre » en septembre, l’immense tristesse qu’elle a senti s’ouvrir en perdant de vue la gare de Skopje. Pour l’instant, elle n’a pas le cœur à faire semblant de sourire, et à rencontrer celle qui, elle le sent bien, vient de l’accueillir le plus élégamment possible, vient de la comprendre, et de lui montrer que les femmes d’Ambert lui feront une place.

Mardi 29 août, cette jeune femme en pleurs, qui n’est plus tout à fait aussi jeune et ne pleure plus, et sa plus jeune fille Snejana ont donné à notre équipe l’histoire de cette arrivée et des années qui ont suivi à Ambert. Elles ont peint les immeubles d’immigrés des années soixante-dix et comment une famille yougoslave a traversé depuis l’Auvergne la fracturation de leur pays.

On a recroisé les histoires de la Seconde guerre mondiale que nous avions avant entendues. On a découvert de nouveaux liens, et tiré de nouvelles histoires. Le rendez-vous pour Snejana et sa maman est donné, vendredi 1e décembre, à 20h, pour Les Bus des Mémoires en Livradois-Forez.