Un samedi au Procédé

Déjà, alors qu’on arrive sur le parking, l’atmosphère est surprenante. Il y a un homme qui danse, entouré de chanteuses. Il a les cheveux longs, regroupés en un chignon qui hésite entre le blond et le roux. Sa barbe est étanche à la transpiration qui habite, sous le soleil énorme du samedi 21 mai, son t-shirt et ses bras gonflés. Les chants sont en italien, un accordéoniste accompagne la chorale et le danseur improvisé.

Plus loin, assis sagement en cercle et profitant de l’ombre restante dans les angles des édifices, anciens abattoirs depuis devenue havre de théâtre et des services techniques de la municipalité, d’autres jeunes répètent les textes qu’ils porteront deux jours plus tard sur la scène de Centre culturel Municipal. On entend comme des vagues qui me reviennent sans cesse, des souvenirs qui ne veulent pas mourir, ou comme une chemise qu’un homme m’a donnée, ou encore et qui me rappellent qu’on est coupable…

Le danseur n’entend sans doute pas les phrases répétées par le groupe sage, couvertes par les chants et l’instrument lancé, mais nous oui. C’est un spectacle entêtant.

A l’intérieur des hangars qui abritent la compagnie, un troisième groupe se balade entre les armoires de costumes possibles, à la recherche d’une esthétique qui leur permettrait le lendemain de porter une mémoire. Les filles se disputent les robes de couleur vive et les chapeaux à fleur, les garçons les costumes beiges ou de couleurs pales. Ils essaient tous ensemble les vêtements trouvés et Arnaldo, dont les joies et les exclamations ont chaque fois la fulgurance des fruits rouges, applaudit.

Plus loin encore, une professeure de français autrichienne est en train d’écrire sur des valises les noms que les trois groupes, celui qui chante, celui qui répète et celui qui s’habille, porteront. Elle écrit Primo Levi, Oana Orlea, Shireen Abu Akleh ou encore Jules Durand.

On entend dans la salle du fond deux artistes italiennes qui échangent sitôt dans leur langue, sitôt dans une langue des balkans avec deux porteurs de projets bosniens de l’Agence pour la Démocratie locale de Zavidovici. Eux non plus n’entendent pas des vagues qui me reviennent sans cesse, dites par les jeunes autrichiennes, mais ils ont la voix caillouteuse. Les deux artistes italiennes hésitent sans doute à leur demander ce qu’ils faisaient pendant les années 90, et si les cailloux dans leurs voix sont de ce moment-là.

Sous le soleil de Vichy, samedi après-midi, et autour des anciens abattoirs, une cinquantaine de marcheurs portent des noms écrits à la craie sur des valises. Ils portent Giulio Regeni, Gisèle Halimi et Liliane Canu. Ils s’entraînent à marcher lentement, à s’arrêter ensemble. A se tourner ensemble. A regarder le ciel, ensemble. Ensemble, ils se disent que ce serait plus facile avec des lunettes de soleil, ils se demandent si les oiseaux qui s’amusent entre les frênes ont chaud aussi. On entend une voix roumaine qui s’entraîne à prononcer Jules Durand, et des voix qui, en allemand et en italien se demandent qui son Gisèle Halimi et Oana Orlea.

On entend enfin, au bout de la file des marcheurs à l’entraînement une voix éraillée, celle de Maria, doyenne du groupe et membre de la compagnie Ligne de Flottaison, composée de patients et de soignants de l’hôpital psychiatrique Ste Marie. Elle dit à Anne, infirmière, qu’elle portera le lendemain Morales Castillo, que c’était son père, et qu’il a fui la guerre d’Espace. Anne, infirmière, lui répond qu’elle, elle portera la mémoire de Wladislav, son oncle, et qu’il était résistant. Les voix de toutes les couleurs se taisent.

Tout à l’avant de la déambulation, Marina, Etienne et Arnaldo essaient de trouver le bon rythme pour que Stéphane, lui aussi membre de la Ligne de flottaison et qui porte la mémoire du Nageur d’Auschwitz, Alfred Nakache, puisse la tenir facilement.

Le samedi en fin de journée, sous le soleil encore trop chaud, on se donne rendez-vous pour le lendemain.

Dimanche matin, dans le hangar de Procédé Zèbre, on entend des voix une nouvelle fois de toutes les couleurs et qui cette fois crient et disent : Où est ma valise ? Hai visto la mia giacca? Denkst du, dass die Hose passt? Wir hatten gestern keine Zeit zum Anprobieren. Ar trebui să port o pălărie? Nu ? Ești sigur? Déjà dans le camion ? Ah bin parfait !!

On se donne des adresses de boulangerie pour manger sur le pouce et puis on part, à vélo, en minibus, en voiture, à pied, en courant ou en marchant. On part dans cinq langues encore, avec beaucoup de sourires, et un de gravité. On se redemande une nouvelle fois comment s’appelle la fille qui va porter Primo Levi, parce qu’on a parlé avec elle un peu plus tôt mais qu’il y a trop de prénoms à retenir… On se redemande encore comment on dit Bonjour, ça va ? en roumain, et en allemand.  On se demande si Alles ist gut ? avec l’accent italien, et alors on rit. On se demande une dernière fois qui c’était ce Jules Durand, et s’il y a un lien avec Antonio Gramsci, ou avec Primo Levi.

Dimanche après-midi, devant les portes fermées de Procédé Zèbre, la poussière retombe sur le sol séché par le soleil de mai, implacable mais distrait. Il dirige ses rayons un peu plus loin, en centre-ville où cinquante marcheurs font s’éteindre les bruits de la ville quand ils passent, doucement, dignes et superbes dans leurs tenues bariolées, portant à la main des mots bien souvent ignorés.

Les Passeurs de Mémoires ont répété devant le havre théâtral puis ont marché dans les rues de Vichy, inscrivant au présent sur les pavés centenaires, la mémoire de ceux qui ne se sont pas tus, de ceux qui ont marché à contre-courant, de ceux qui ont levé la tête sous la noirceur du ciel et du temps.

Dimanche toujours, plus tard, un camion est venu décharger des valises, des manteaux, des chapeaux, quelques affaires encore. Deux gars étaient fatigués, l’un a dit à l’autre Je suis épuisé. C’est lourd ces valises.

« J’avais à peine 17 ans en 1943 lorsque j’ai rejoint un groupe de résistants qui faisaient passer des personnes recherchées par les Allemands, que ce soient des juifs, chrétiens, ou sans religion. A cette époque ce qui comptait c’était notre idéal. » – Wladislav Picuira, Résistant.